« Lorsque j’ai lu pour la première fois Balkans-transit, de François Maspero, j’ai été fasciné par la beauté des dernières pages. L’auteur fait un « road-trip » - le terme est trop vulgaire pour lui - à travers les Balkans, il pousse jusqu’à la Roumanie et, au bout du bout de la Roumanie, dans le delta du Danube, il y a Sulina.
J’ai voulu aller voir. C’était en 2008, j’ai fait des photos en noir et blanc, sans intérêt, mais j’ai été envoûté par l’atmosphère de fin de route qui y régnait : pour arriver à Sulina, il faut prendre l’avion, le train, le bus, puis le bateau… La vie y est lente, paisible. C’est magnifique. Un ami m’a dit : « Si tu aimes vraiment, reviens nous voir l’hiver, quand il n’y a personne. Tu verras, c’est différent. »
Je suis revenu à Sulina en novembre-décembre 2009. Je voulais faire quelque chose autour des vingt ans de la révolution qui a mené à la chute de Ceausescu, raconter comment ce pays a changé. Mais à Sulina, rien n’a changé. Personne n’a eu l’idée d’installer une usine au milieu d’un delta. Au contraire, les chantiers navals et la conserverie de poissons ont fermé. Alors oui, les gens sont nostalgiques du communisme. Tout ça n’était pas très gai.
De mon côté, je n’avais plus un rond. J’ai dû attendre une bourse du festival Photo de mer de Vannes pour faire un troisième voyage, en août 2012. Je voulais travailler sur cette saison où tout se passe à Sulina, ces quelques mois, de mai à septembre, qui permettent aux habitants de manger le reste de l’année. Ils accueillent les touristes chez eux, louent leurs petites barques, les terrasses sont pleines…
Le dernier jour, le reportage fini, je me balade seul en fin d’après-midi pour profiter encore un peu de cette ambiance particulière. La planche le montre bien, les photos précédentes datent de la veille au soir. Ce jour-là, c’était vraiment un jour pour moi.
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Et là, il y a cette jeune fille à qui son père apprend à pêcher. Elle est juste là, élégante, légère… Je m’approche, lentement ; son père s’éloigne et je m’approche encore, sans faire de bruit. Je prends la photo.
De tout mon reportage cet été là, c’est mon image préférée. Je ne sais pas qui elle est, je n’ai pas vu son visage. J’aime le mystère qui l’entoure et le plaisir simple que sa beauté me procure. Il y a des photos qui te prennent trois heures, tu dois discuter, attendre le bon moment, ce fameux « moment d’abandon ». Là, il n’y a aucun exploit du photographe : elle est naturellement belle. »
Propos recueillis par Marion Quillard